Joel Chevrier, Université Grenoble Alpes
Avec l’exposition « Noir, c’est noir ? » qui a ouvert ses portes le 3 novembre 2016 à Lausanne, Pierre Soulages s’installe pour la première fois, à travers ses œuvres, sur un campus universitaire. L’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), en partenariat avec la Fondation Gandur pour l’Art, lui ouvre ainsi son ArtLab, un tout nouveau lieu où se rencontrent humanités, sciences, technologies et arts.
Depuis 1979, Pierre Soulages crée des Outrenoirs, ces grands tableaux couverts d’aplats de noirs qui jouent avec la lumière. Ces tableaux installent, ou plutôt sculptent la lumière dans l’espace du visiteur. Ils sont le résultat d’une longue recherche sur la texture et la morphologie d’une épaisse couche de peinture noire étalée sur de grandes toiles.
Ces œuvres, aujourd’hui mondialement reconnues, sont au cœur de cette exposition. Pierre Soulages souligne aussi ses amitiés dans la communauté scientifique, sa passion pour la connaissance et l’âme de la recherche scientifique, dans lesquelles il retrouve la patience déterminée et l’exigence sans faille qu’il met dans son œuvre.
Une question universelle
Mais comment Pierre Soulages peut-il surprendre des scientifiques ? « Pour qu’un artiste soit pertinent, il doit avoir une œuvre singulière et aborder des questions universelles » a dit un jour Jennifer Flay, directrice de la Foire Internationale d’Art Contemporain (FIAC) à Paris. Puisqu’elles sont universelles, ces questions sont importantes pour chacun d’entre nous, elles font l’objet d’explorations et de recherches dans la plupart des champs de l’activité humaine, recherche scientifique comprise.
L’installation de Pierre Soulages sur un campus de sciences et de technologies prend alors toute sa force : « La lumière telle que je l’emploie est une matière », dit-il. Or, quelle question est plus universelle que celle de la lumière ? Et c’est là, fait très étonnant, que Pierre Soulages rencontre la description scientifique moderne de la lumière. Finalement, aucun autre peintre n’a jamais approché la lumière avec ses tableaux comme il le fait. Avec de longues stries quelquefois à peine visibles jusqu’à de profondes rayures, Pierre Soulages travaille en détail les surfaces pour transformer la lumière autour de nous.
Courbes de lumière
Or, travailler les surfaces en détail pour manipuler la lumière dans l’espace est pour la science, une approche universelle. Mark Pauly est professeur et responsable du Laboratoire d’informatique graphique et géométrique à l’EPFL. Son travail sur les « caustiques » en est un exemple frappant dans cette exposition. Des caustiques sont par exemple ces courbes de lumière complexes et dansantes qui se dessinent sur la table derrière un verre d’eau au soleil.
Le mécanisme de base est la réfraction de la lumière : à la surface entre deux milieux transparents, la direction de propagation des rayons lumineux change. C’est l’image du bâton cassé dans l’eau. Graver finement la surface d’une épaisse couche de plastique transparent permet de contrôler la lumière qui émerge dans l’espace et de lui faire dessiner des portraits de lumière.
Un saisissant parallèle avec la science
C’est ce que fait Mark Pauly, et ce qu’il nous propose de voir ici. Le parallèle entre sa démarche et celle de Pierre Soulages est saisissant : dans les deux cas, il s’agit de travailler les détails d’une surface pour installer la lumière dans l’espace. Pierre Soulages utilise la réflexion de la lumière sur les Outrenoirs.
Mark Pauly joue avec la réfraction entre l’air et un milieu transparent. L’un est un artiste, l’autre est un scientifique. Ils ne se connaissent pas. Leur vision, leur ambition et leur langage sont très différents. Mais il reste qu’ils travaillent une même réalité : les détails des surfaces à la limite du visible. Ces derniers ont une place importante dans le choix des chemins empruntés par la lumière et contribuent à déterminer notre perception, tant notre regard est aigu.
Pierre Soulages invente des outils, comme des brosses aux poils très fins… À la limite de la peinture. Mark Pauly nourrit de ses calculs sur ordinateur une machine-outil à pilotage numérique. L’outil vient automatiquement graver l’ensemble de la surface avec des détails dont la taille ultime est presque du diamètre d’un cheveu… À la limite de la technologie.
Explorer un Outrenoir sur son écran
Aussi dans cette exposition, à travers leurs propres réalisations autour des Outrenoirs, on voit comment, sur leur campus, de jeunes scientifiques et designers regardent les œuvres de Pierre Soulages et nous en proposent leur vision originale, celle de digital natives. Grâce à une technique d’imagerie révolutionnaire, la start-up ArtMyn produit sur un écran des visualisations interactives de peintures à très haute résolution. Elle nous offre ici une représentation inédite et fascinante d’un Outrenoir.
Explorer ainsi sur son écran (essayez donc vous même), le jeu de la lumière jusque dans les moindres détails du tableau (le zoom est stupéfiant) permet d’aiguiser son regard avant de revenir à l’œuvre elle même pour la redécouvrir. Avec la réalisation des jeunes designers de Fragment.in, le visiteur prend lui même le contrôle de l’éclairage en se déplaçant devant le tableau. Une Kinect détecte en temps réel les mouvements du regardeur et pilote ainsi un éclairage interactif. Chacun crée sa propre lumière dans l’espace du tableau.
Avec ce type d’exposition, dans le tryptique « peintre, tableau, spectateur », ce dernier devient toujours plus acteur de l’œuvre, dans une vision chère à Pierre Soulages.
Cette exposition nous invite donc à participer à ce dialogue inédit entre Pierre Soulages et les chercheurs de l’EPFL. Des croisements inattendus apparaissent entre les œuvres du premier et les productions des seconds, tous rassemblés dans ce nouvel ArtLab, qui s’installe ainsi comme un lieu central dans l’expérimentation des rencontres entre l’art et la science, pour inventer le musée de demain.
Joel Chevrier, Professeur de physique, Université Grenoble Alpes
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.