Contes de désespoir Partie 2
10.
J’ai passé tout un week-end enfermée dans un ascenseur, dans le chantier d’un immeuble. Le bâtiment n’était pas encore habité. « J’ai été bloquée », comme on dit, dans le maudit ascenseur. J’ai appuyé plusieurs fois sur le bouton rouge, j’ai crié « Au secours » – à vrai dire, pas très fort, a demi-voix -, puis, j’ai étalé par terre un mouchoir en papier pour ne pas me salir et je me suis assise accroupie dans l’obscurité. Alors que les heures passaient, je pensais que hors de cet ascenseur, hors de ce bâtiment, c’était le week-end: les gens se précipitaient à leur rendez-vous, au cinéma ; des couples marchaient enlacés, d’autres se disputaient dans leur voiture ; dans les maisons, des femmes se maquillaient pour la soirée, assises devant leur miroir ; leurs maris nouaient leur cravate, ciraient leurs chaussures ; des gamins revenaient de fêtes d’anniversaires, tout barbouillés de gâteau, avec leurs ballons dégonflés. Et moi, je me trouvais dans un ascenseur tout noir, et j’attendais lundi. Je me suis endormie pour quelques instants, j’ai eu très faim, et j’avais tellement peur que j’en aurai pleuré, mais je me suis ressaisie et je n’ai pas pleuré. Pendant que les heures passaient –lentement, si lentement- je craignais que la poulie ne casse, que l’ascenseur ne dégringole dans le puits, et que lundi matin les pompiers ne découvrent un corps en bouillie : le mien. Le dimanche, alors que dans le lointain j’entendais la radio – un match de foot – je tendis l’oreille : quelqu’un montait l’escalier, ses clés tintaient, le bruit de ses pas s’amplifiait dans ma tête, cela ressemblait aux claquettes de Fred Astaire. « Au secours », j’ai crié « Au secours, je suis bloquée dans l’ascenseur ». Quand il m’ouvrit, il dit « Oh, ce n’était qu’un levier!»- il souriait ; moi, je ne pouvais pas sourire, et pourtant j’aurais bien voulu. « Il faut que je fasse pipi, » lui dis-je. « Tout de suite. » Nous nous mîmes à rire, dans la mesure où je pouvais rire, car ma vessie me faisait tellement mal que je pensais qu’elle allait éclater. « Soyez prudente » me dit-il plus tard, quand ma vessie ne me fit plus mal. Je lui ai répondu « Je suis prudente, je suis toujours prudente ». Et pourtant… Pourtant…
Soti Triantafyllou est une écrivaine et historienne grecque née à Athènes en 1957. Elle a fait des études doctorales à Paris et à New York. Son dernier roman, «Pour l’amour de la géométrie » est sorti en 2011.