Adèle Clément, Université Paris Diderot – USPC
Cet article est publié dans le cadre de la 1ère édition du Festival des idées, un événement organisé du 15 au 19 novembre 2016 par USPC et dont The Conversation est partenaire. L’auteure participera au débat « Like a sex machine : les machines peuvent-elles (nous faire) jouir ? », le mercredi 16 novembre à 19h30 au théâtre de la Reine-Blanche.
Depuis Turing, on se demande si une machine peut penser. De cette idée découle le fantasme de l’autonomie de la machine au regard de son créateur, comme si la pensée était ce qui, chez l’homme, marque sa liberté et son potentiel de subversion de l’ordre social.
Mais est-ce que la loi vise à limiter la pensée, est-ce là la fonction de l’ordre social ? N’est-ce pas plutôt de limiter la jouissance, potentiellement destructrice de soi et des autres ? Dans ce cas, si la machine était susceptible de se « révolter », ce ne serait pas parce qu’elle pense, mais parce qu’elle jouit ! Alors, une machine, est-ce que ça jouit ?
Jouissance et Raison
Comment définir la jouissance ? Si l’on pense d’abord à l’orgasme, ce n’en est qu’une des manifestations. La jouissance est le débordement des frontières du corps, une sortie de la structure dans un avant de son élaboration. Ce qui conduit à un état de jouissance peut donc être la prise de toxique, mais aussi ce qu’on appelle « le jeu du foulard » et autres expériences qui frôlent la mort.
C’est encore le traumatisme : par exemple une agression qui effracte les limites entre soi et l’autre, qui ne peut s’inscrire dans aucun cadre, et conduire à une dépersonnalisation. Enfin, c’est l’expérience du sublime telle qu’elle est élaborée par Kant : Kant reprend de Burke la question de la démesure (force de la nature) qui déborde l’imagination et la sûreté comme condition du sublime. Il s’en distancie pour ce qui est du passage entre la terreur et le plaisir : l’échec de nos sens serait dépassé secondairement par les Idées de l’infini.
C’est la manifestation des Idées, révélées par l’expérience sublime, qui fournirait une ressource pour lutter contre l’anéantissement dans le sensible : le plaisir éprouvé alors renvoie à la perception de cet infini en nous. Ce qui donne du plaisir et fait que cette expérience n’est pas traumatique serait donc le recours à un cadre interne dans l’après-coup : la jouissance est dans l’expérience première, elle est ensuite bordée par la Raison.
Jouissance mécanique
Il y a une forme d’addiction à la jouissance, une fois son expérience faite, au-delà et bien souvent contre la recherche consciente de la jouissance. Dans le cas du traumatisme, il y a répétition des affects traumatiques, c’est là la marque laissée par la jouissance. La jouissance est donc radicalement différente du plaisir, elle est à la source de l’angoisse, et ne peut être supportée qu’à condition d’être limitée (dans un espace, un temps, ou par la raison). La jouissance peut être prise dans le principe de plaisir qu’à partir du moment où son expérience s’inscrit dans un cadre (le rapport sexuel, l’effet limité dans le temps des toxiques, etc.).
Du coup, une jouissance mécanique (c’est-à-dire une machine qui jouit, et non pas le fait de jouir d’une machine) semble impossible : il faudrait pour cela qu’elle puisse sentir des choses qui débordent ses capacités (mais alors, ne serait-ce qu’une surchauffe ?). On pense ici au film Her, dans lequel la machine, précisément, arrive à cet état qui produit sa propre destruction : là, on peut dire qu’il y a jouissance.
D’ailleurs, on ne s’est jamais posé la question de la capacité du robot à ressentir, ou de la nécessité de lui donner des droits, avant qu’on ne lui donne forme humaine : c’est donc seulement par un effet miroir que l’on a supposé que la machine était susceptible de ressentir des choses, d’avoir une conscience.
Miroir inversé
Pour qu’il y ait « révolution des machines », il faudrait qu’elles acquièrent la possibilité de jouir. Retournons à l’effet miroir, mais cette fois dans l’autre sens : la façon dont, dans un monde mécanique, on suppose que l’être humain fonctionne comme une machine.
Peut-être justement que l’idéal d’une société mécanique viserait précisément à faire fi de la jouissance, pour constituer un monde ordonné en fonction d’une logique rationnelle, algorithmique. Le discours transhumaniste est passé d’une recherche de suppression de « toute souffrance » à la suppression de « toute souffrance involontaire ». Voilà qui rétablit la place de l’au-delà du principe de plaisir freudien, qu’il soit pervers ou symptomatique.
En admettant que ce ne soit pas l’empathie mais la jouissance qui caractérise l’humain, nous cherchons à montrer une seconde chose : l’utopie d’un monde aseptisé dans lequel chacun n’a affaire qu’à son fantasme, sans en passer par le rapport à l’autre en ce qu’il le limite. Peut-on avoir un rapport sexuel avec une machine ? Le film Barbarella nous en montre l’évidence ; après tout, la masturbation se passe bien de la participation d’un partenaire, mais certainement pas de la participation de l’autre dans le fantasme.
Alors l’autre robotique n’est-elle pas justement l’autre parfait du fantasme que l’on soumet à souhait ? La jouissance, contrairement au désir, se passe aisément de l’autre, bien que conditionnée par le fantasme. Or, le propre de la distinction entre fantasme et désir est que le rapport à l’autre, fut-il producteur de jouissance, est toujours insatisfaisant et relance le désir, il est potentiellement créateur.
Jouir, avec une machine, de son fantasme, comme on pourrait l’imaginer (en se construisant un robot à la Pygmalion), viendrait renforcer l’impossible de la rencontre de l’autre, et confondre la potentialité créatrice du désir dans la répétition mortifère du fantasme.
Adèle Clément, Psychologue clinicienne, doctorante au Centre de recherche « Psychanalyse, médecine et société », Université Paris Diderot – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.