La révolte crétoise de 1866, Victor Hugo et l’« Holocauste » d’Arkadi

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La Crète sur une carte du XIXᵉ siècle.
Gallica BnF

Olivier Delorme, Sciences Po – USPC

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Lorsque, en 1832, le Royaume-Uni, la Russie et la France imposent au sultan l’indépendance de la Grèce sous la couronne d’Othon de Bavière (Le Constitutionnel, 6 août 1832), ils laissent la Crète en dehors de ses frontières, alors que celle-ci avait rallié, dès juin 1821, le soulèvement grec déclenché en mars.

Puis après voir dû concéder l’île au pacha d’Égypte Mehmed Ali, qui y avait écrasé la révolte (Le Charivari, 29 mai 1833), le sultan avait récupéré la Crète (Candie, du nom médiéval de l’actuelle Héraklion) lorsque, en 1840, les Anglais, appuyés par la Prusse, l’Autriche et la Russie étaient intervenus militairement pour contraindre Mehmed – soutenu par la France – à modérer ses ambitions au Levant (Le Siècle, 29 décembre 1840). Dès lors, la « question crétoise » ne cessera plus d’être étroitement liée à cette « question d’Orient » posée par l’incapacité de l’Empire ottoman à se réformer et par la rivalité des impérialismes occidentaux et russe qui tenteront d’en profiter.

Position stratégique capitale, plaque tournante du commerce méditerranéen et foyer culturel brillant aux temps vénitiens, la Crète a subi, avec la conquête turque du XVIIe siècle, un traumatisme majeur : la moitié de sa population est morte ou s’est exilée. Elle a vu également, comme la Bosnie et l’Albanie, une partie de la classe dominante se convertir à l’Islam pour conserver ses propriétés foncières ; comme la Bosnie et l’Albanie, elle va voir, au XIXe siècle, cette minorité s’opposer à toute remise en cause du statu quo – aux revendications d’égalité des chrétiens aussi bien qu’aux velléités de réforme de Constantinople.

Les raisons de la révolte

Statut discriminatoire des chrétiens, vénalité des juges, arbitraire des fonctionnaires turcs, invention continuelle de taxes, absence d’investissements dans les infrastructures comme dans l’éducation : c’est dans ce cadre – décrit par Victor Hugo dans ses lettres ouvertes du 2 décembre 1866 et du 18 février 1867 (reproduites le 11 octobre 1875 par Le Rappel, le journal fondé par des proches du poète dès 1869) – qu’il faut replacer les révoltes crétoises de 1841 (Le Constitutionnel, 14 juillet 1841), de 1858 (Le Siècle, 17 juillet 1858) et de 1866. Hugo écrit ainsi :

« Pourquoi la Crète s’est-elle révoltée ? Parce que Dieu l’avait faite le plus beau pays du monde, et les Turcs le plus misérable ; parce qu’elle a des produits et pas de commerce, des villes et pas de chemins, des villages et pas de sentiers, des ports et pas de cales, des rivières et pas de ponts, des enfants et pas d’écoles, des droits et pas de lois, le soleil et pas de lumière. Les Turcs y font la nuit. »

Cette année-là, en mai, une assemblée crétoise adresse au sultan une déférente pétition (Journal des débats politiques et littéraires, 22 février 1867) demandant le respect des droits individuels et des libertés religieuses que, lors de la conférence de Paris qui a mis fin à la guerre de Crimée, le souverain ottoman a été obligé d’accorder par firman à ses sujets chrétiens (Le Siècle, 4 mai 1856) et dont il a garanti la jouissance aux Crétois à l’issue du soulèvement de 1858.

« Quelques personnes, par ignorance du but que nous nous proposons, ou par une maligne préméditation, ont répandu le bruit du soulèvement de la population ; il s’en est suivi que plusieurs habitants des campagnes, sans examiner la portée de cette rumeur, se sont empressés, comme nous l’avons appris, de se réfugier dans les villes. En abandonnant ainsi leurs propriétés, ces personnes éprouveront des pertes qu’il n’est certainement pas dans nos intentions de leur voir subir. Nous sommes réunis sans armes, sans rien qui puisse porter ombrage à qui que ce soit, ni même justifier aucun soupçon de rébellion. »

Elle réclame aussi l’abolition des taxes créées depuis, l’usage de la langue grecque dans la justice et l’administration, la construction d’écoles et d’hôpitaux, la création d’une banque de crédit, la modernisation des ports ou la construction d’un réseau routier digne de ce nom… La réponse se fait attendre jusqu’en juillet : ce sera la répression. Si bien que le 2 septembre, l’assemblée appelle au soulèvement général et au rattachement de l’île à la Grèce, alors que l’agitation gagne l’Épire et la Thessalie, elles aussi laissées hors des frontières grecques en 1832 (La Presse, 15 septembre 1866).

Mais Londres est hostile à tout affaiblissement de cet Empire ottoman qu’en janvier 1853 le tsar Nicolas Ier a qualifié d’« homme malade » devant l’ambassadeur anglais. Et si les Grecs ont chassé leur roi bavarois en 1862, le Royaume-Uni a joué un rôle déterminant dans le choix de son successeur Georges Ier (Le Temps, 13 juin 1863), un Germano-Danois qui ne peut aller contre une opinion grecque massivement favorable aux Crétois, ni empêcher volontaires et armes d’embarquer pour la Crète, mais qui ne veut non plus rien faire qui déplaise à ses bienfaiteurs.

Or, sur place, face aux 50 000 musulmans crétois, soldats ottomans et égyptiens bien armés, les insurgés alignent moitié moins de « maquisards » à l’armement rudimentaire qui ne reçoivent de secours que des navires grecs parvenant à forcer le blocus turc. Ils sont rompus à la guerre d’embuscade et connaissent parfaitement le pays, mais ils n’ont pas la discipline d’une armée régulière, doivent aussi veiller à la sauvegarde de leurs familles et ne sont encadrés que par une poignée d’officiers grecs « en disponibilité » – comme l’un des chefs de l’insurrection, Ioannis Zymvrakakis, originaire de Crète, en partie éduqué en France et qui en appelle à l’opinion internationale dans sa lettre à l’auteur des Misérables (immense succès en Grèce depuis sa traduction en 1862) du 16 janvier 1867 (1), à laquelle répond Hugo le 17 février (voir plus haut).

Le massacre d’Arkadi

Quant à la stratégie turque, elle vise la reconquête des régions tombées aux mains des insurgés, mais aussi à inspirer la terreur aux populations chrétiennes : les arbres sont arrachés, les villages incendiés, les femmes et les enfants bien souvent massacrés. C’est la raison pour laquelle les 300 défenseurs du monastère d’Arkadi, où ont trouvé refuge 600 femmes et enfants, refusent de se rendre lorsqu’une armée de 16 000 hommes, dotée de pièces d’artillerie, menace le monastère. Durant toute la journée du 8 novembre 1866, les Turcs sont tenus en échec. Le 9, les canons permettent aux assaillants d’entrer et les derniers défenseurs préfèrent faire sauter la poudrière, où se sont repliés femmes et enfants, plutôt que de les livrer aux vainqueurs – lesquels auront perdu plus de 1 500 hommes.

L’épisode fait écho au sacrifice des Serbes de Stevan Sinđelić, en 1809 (Le Temps, 2 juin 1909) dans la plaine de Niš, là où les Turcs ont édifié une « Tour des crânes » (Ćele Kula) que Lamartine découvre en juillet 1833 ; il rappelle surtout le tragique épilogue du siège de Missolonghi, 40 ans avant Arkadi (lettre du philhellène suisse Jean‑Gabriel Eynard au Journal des débats politiques et littéraires, 20 mai 1826). Le jeune Hugo avait alors évoqué Missolonghi dans son poème « Les Têtes du sérail » ; la lettre ouverte de l’exilé de Guernesey, le 17 février 1867, dont Le Figaro publie, le 26, le passage qui décrit de manière saisissante le sort des victimes de « l’Holocauste » d’Arkadi, établit un parallèle explicite avec cette tragédie qui avait profondément bouleversé les opinions occidentales.

« Il ne reste plus qu’une salle barricadée où est la soute aux poudres, et, dans cette salle, près d’un autel, au centre d’un groupe d’enfants et de mères, un homme de quatre-vingt ans, un prêtre, l’hégoumène Gabriel, en prière. Dehors, on tue les pères et les maris ; mais ne pas être tués, ce sera la misère de ces femmes et de ces enfants, promis à deux harems. La porte, battue de coups de hache, va céder et tomber. Le vieillard prend sur l’autel un cierge, regarde ces enfants et ces femmes, penche le cierge sur la poudre, et les sauve. Une intervention terrible, l’explosion, secourt les vaincus, l’agonie se fait triomphe, et ce couvent héroïque, qui a combattu comme une forteresse, meurt comme un volcan. »

Missolonghi avait joué un rôle déterminant dans l’essor du premier philhellénisme ; Arkadi drainera vers la Crète une nouvelle génération de philhellènes. Ceux des années 1820 étaient des romantiques qui venaient défendre les fils de Léonidas et de Thémistocle ; ceux qui vont en Crète sont des révolutionnaires qui veulent se battre contre le despotisme et pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes : garibaldistes italiens, Américains épris de liberté, Polonais exilés après la répression de l’insurrection de 1861-1864, républicains français…

C’est notamment le cas de Gustave Flourens – interdit d’enseignement au Collège de France pour anti-bonapartisme en 1864. Avant de devenir général de la Commune de Paris, et d’être tué par les Versaillais en avril 1871, Flourens fait le coup de feu en Crète avec le titre de capitaine (Le Rappel, 14 février 1870) et accompagne à Athènes les délégués crétois qui espèrent être admis à siéger au Parlement hellénique. Mais le roi Georges les fait refouler – et arrêter Flourens dont Hugo finira par obtenir la libération (3).

Car Arkadi n’a pas mis fin à l’insurrection crétoise : il faudra deux années de combats de plus et une menace de guerre gréco-turque pour qu’une conférence se réunisse à Paris, en janvier 1869, à laquelle ni les Grecs, ni encore moins les Crétois, ne sont bien sûr partie prenante ! Elle finira par s’accorder sur un Statut organique de semi-autonomie et une amnistie générale que le sultan est contraint d’accepter. Mais, sur le terrain, la répression se poursuit et le Statut ne sera jamais loyalement appliqué – dès 1873, il est même violé par la création de nouveaux impôts.

Après bien des promesses non tenues et des engagements bafoués, deux soulèvements plus tard – en 1878 et 1896 –, Anglais, Russes, Français, Italiens, Austro-Hongrois et Allemands interviennent militairement pour mettre fin aux violences puis imposent un régime d’autonomie qui débouche, finalement, sur le rattachement de la Crète à la Grèce en 1912.


Auteur des trois tomes de « La Grèce et les Balkans du Ve siècle à nos jours » (Folio Histoire, Gallimard), il vient de publier son septième roman, « Tigrane l’Arménien », aux éditions de La Différence.

Olivier Delorme, Historien, Sciences Po – USPC

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.