«Je suis né le 23 octobre 1925 dans la vieille ville de Xanthi et pas l’autre (la nouvelle), construite ultérieurement par les migrants venus de l’arrière – pays…». C’est de ces propos que Manos Hatzidakis parle de sa naissance et de sa ville natale.
En effet, il a vu le jour dans cette ville de province située dans le nord-est de la Grèce, de père avocat, originaire de Crète et de mère Micrasiate, née à Andrianoupoli (Edirne en turc) dans le nord-ouest de la Turquie, tout près de la frontière avec la Grèce. Cette ville est à l’époque un carrefour de cultures et de religions différentes où l’Occident «civilisé» et le christianisme côtoient l’Orient et l’islam, le judaïsme et la culture juive. Les Grecs déracinés de l’Asie Mineure vivent côte à côte avec les Grecs du Pont, les roms descendus de Bulgarie et les musulmans d’origine turque. Ce multipluralisme culturel va marquer profondément le petit garçon et influer plus tard sur sa production musicale.
A cette panspermie sociale viennent s’ajouter les contradictions qui tourmentent son âme infantile dues à une enfance traumatisée par la mésentente et le manque de communication des parents qui finiront par divorcer quand il n’aura que 7 ans. Comme il dit lui-même «… la seule chose sur laquelle ils sont tombés d’ accord, c’était ma conception». Il n’est jamais parvenu à les connaître à fond et à faire disparaître sa sœur Miranda, disait-il. La personnalité énigmatique de la mère devient en quelque sorte obsessionnelle puisque durant toute sa vie il va essayer de résoudre tout énigme héritée d’elle, «… énigmes sans lesquelles je ne serais pas poète».
Il apprend à jouer du piano à l’âge de 4 ans et très précocement il entreprend ses premières expériences de composition. Son éducation musicale se poursuit par l’apprentissage d’autres instruments comme le violon et l’accordéon. Installé à Athènes avec sa mère et sa sœur après le divorce de ses parents, il poursuit sa scolarité parallèlement à ses études musicales et plus tard, s’inscrit à l’université pour faire des études de philosophie. Mais deux événements imprévus vont bouleverser sa vie : la perte du père lors d’un accident d’avion et quelques mois plus tard l’éclatement de la Deuxième Guerre Mondiale. La famille est alors plongée dans une situation dramatique et financièrement très difficile. Le jeune homme se voit donc obligé d’abandonner ses études et de faire de petits boulots pour gagner sa vie (manutentionnaire, employé chez un photographe, marchand de glaces). Il réalise que les cours de musique lui sont inutiles dans le sens qu’ils l’éloignent de son triple objectif initial: communiquer, transmettre, disparaître.
Après la Libération sa formation musicale se fait par la fréquentation d’importantes personnalités des Arts et des Lettres de son temps: Georges Seféris, Odysseas Elytis (deux prix Nobel de littérature), les poètes Nikos Gatsos et Anguélos Sikélianos, les peintres Yannis Tsarouhis et Yannis Moralis. «Je me suis mis à vivre et à me former dans la capitale» disait-il «alors qu’en parallèle j’étudiais l’Amour et la fonction poétique de mon temps. Il reçoit l’Education Attique et se déclare profondément influencé par le poème populaire «Erotocritos», le Général Makrygiannis–figure emblématique de la Révolution Grecque, la fabrique de bière «Fix», un nommé Charalambos au café «Byzance», le climat humide de Thessalonique et toutes les rencontres hasardeuses avec des gens qui lui sont restés à jamais inconnus.
D’origine bourgeoise, profondément démocrate, il a su préserver son sentiment érotique (au sens didactique du terme) et sa sensibilité personnelle sans jamais succomber aux sirènes du populisme et de la reconnaissance à tout prix.
A 18ans, le jeune Manos compose la musique pour une pièce de Alexis Solomos «The Last White Crow» montée par le prestigieux Théâtre d’Art dirigé par Karolos Koun metteur en scène d’avant garde avec qui il va collaborer pour 15 ans.
D’ ores et déjà il écrira la musique notamment pour de nombreuses pièces de théâtre telles que «La ménagerie de verre», «Un tramway nommé désir», «La rose tatouée” de Tennesse Williams, «Antigone» de Jean Anouilh, «Noces de sang » de Federico Lorca, «Mort d’un commis voyageur» de Arthur Miller, «Histoire sans nom» de Jacob Kambanellis, la comédie d’ Aristophane «Les Oiseaux».
Il compose également pour le cinéma (pour plus de 70 films). En 1961 il lui est décerné l’Oscar pour la chanson «Les enfants du Pirée» interprétée par Mélina Mercouri dans le film de Jules Dassin «Jamais le dimanche», chanson qui a connu un succès international.
Il compose la musique pour des films tels que «La Cité Morte» de Frixos Illiadis, «La Cité Magique» de N.Koundouros, «Stella, femme libre», de Michalis Kakoyiannis, «America, America» d’Elia Kazan, «Dans la douceur du jour» de Robert Stevens, «Topkapi» de Jules Dassin, «El Gringo» de Sylvio Narrizzano,«Sweet Movie» de Dusan Makavejev,’«Faccia di Spia» de Giuseppe Ferrara.
Il écrit également la musique pour des chorégraphies et collabore avec la chorégraphe Rallou Manou et sa compagnie «Elliniko Chorodrama» qui travaille surtout sur des drames et comédies antiques. Il collabore aussi avec Maurice Béjart pour des chorégraphies comme «Les Oiseaux», «Les Ballades de la rue d’ Athéna» et compose la musique de ballet «Dionysos». Maurice Béjart disait de Manos: «Manos tout comme Bartók et Stravinsky, a su être un grand compositeur contemporain tout en incarnant l’esprit de sa race… C’est parce que Manos incarne la Grèce que sa musique a fait le tour de la planète…».
En 1962, Manos Hatzidakis, en partenariat avec l’Institut Technologique d’ Athènes organise un concours international pour la promotion de la musique contemporaine. Le 1er prix va à un jeune et peu connu à l’époque compositeur grec, Iannis Xenakis pour son œuvre «Morsima – Amorsima» dédiée à Manos. Toujours soucieux de faire connaître les compositeurs grecs contemporains, il fonde l’Orchestre Expérimental d’ Athènes.
En 1966, en raison de dettes à l’état grec il part aux Etats-Unis où il va vivre jusqu’ à 1972. A New York, il assiste à la première de «Ilia Darling», comédie musicale montée au «Broadway» basée sur le film «Jamais le dimanche».
Il compose «Rhythmologie» pour piano solo, le fameux album «Le Sourire de la Joconde» et une nouvelle période créative commence avec «Magnus Eroticus». Il met en musique des poèmes grecs anciens de Sappho, Euripide, des poèmes médiévaux et modernes, un extrait du livre «La Sagesse de Salomon» de l’Ancien Testament. Il sort un album «Réflexions» avec le New York Rock & Roll Ensemble qui contient quelques-unes de ses plus belles chansons sous forme orchestrale ou avec des paroles écrites par le groupe (album le plus vendu du groupe aux Etats-Unis et en Europe). Après la disparition de Nino Rota il aurait dû composer la musique pour les films de son ami Federico Fellini mais ce projet n’a pas abouti en raison de problèmes de santé.
De retour en Grèce et après la chute de la junte des colonels, il joue un rôle actif dans la vie culturelle du pays, occupe des postes de responsabilité à l’Orchestre National d’ Athènes, l’ Opéra National et à la Radio Nationale où il crée et dirige «le 3e programme» une station de radio de qualité caractérisée de révolutionnaire. Hélàs, en 1981 alors que les passions politiques atteignent leur apogée il est destitué de ces postes publics étant considéré comme un adversaire des socialistes accédés au pouvoir.
En 1985, il fonde sa propre maison d’édition phonographique indépendante «Seirios», publie quatre livres avec ses poèmes et des commentaires et quelques années plus tard il fonde l’Orchestre des Couleurs afin de promouvoir ses propres œuvres ainsi que celles de compositeurs peu sollicités par le système du show biz. C’est avec cet orchestre que Astor Piazzolla va donner son «Ultime Concert» le 3 juillet 1990. Manos a collaboré avec beaucoup d’artistes considérables mais ses chanteuses favorites étaient Nana Mouskouri et l’alto Flery Dandonaki issue de l’opéra.
Le 15 juin 1994 ce grand de la musique grecque va nous quitter à cause de problèmes cardiaques et de diabète qui ont miné sa santé pendant plusieurs années. On ne saurait parler de Manos Hatzidakis sans se référer à une innovation «révolutionnaire», bien que conservateur (politiquement parlant), dans la musique grecque: l’introduction du bouzouki (sorte de luth oriental) dans sa production musicale. Jusqu’à ce moment-là cet instrument était associé au «rébétiko» et aux rébètes. Ce genre de musique était méprisé par la bonne société de l’époque car il exprimait les peines, les amours, la solitude, l’abandon et les problèmes de gens souvent hors la loi, des drogués, des persécutés de ce monde: les rébètes. C’est donc grâce à Manos que le bouzouki occupe une place à part dans le paysage musical du pays et qu’aujourd’hui il est considéré comme l’instrument emblématique de la musique grecque. Dans sa musique, le son du bouzouki oriental s’allie avec virtuosité à celui de la mandoline occidentale et à celui du piano et du violon pour créer un effet saisissant.
Manos disait de sa musique qu’elle n était pas «facile». Malgré une simplicité et légèreté apparentes, c’est une musique complexe conditionnée notamment par les croisements culturels de sa terre natale, une enfance traumatisée, sa sensibilité, ses vécus, l’expérience acquise lors de ses voyages… En l’écoutant, on se croit emporté par un tourbillon de sons cristallins, bercé par des flots sonores scintillant au soleil ou au clair de lune qui viennent s’effacer doucement sur le sable ou alors on se sent oscillé par des vagues frangées d’écume qui se brisent avec fracas contre les rochers. C’est une musique poétique, colorée qui bouge sans cesse, qui va et qui vient, qui se déploie, s’étire, se replie, qui bouleverse, qui émeut, qui vise à la fois le cœur et la tête. Tantôt gaie et souriante, tantôt douce et mélancolique, c’est un délice auditif qui ne fatigue jamais grâce à la finesse et la discrétion de la mélodie, au lyrisme et l’authenticité si chère au compositeur.
Car lui-même, c’est un homme authentique qui s’intéresse à l’essentiel des choses et qui ressent de l’aversion pour tout ce qui est factice, affecté, maniéré et vulgaire. Son existence et par extension sa production musicale sont axées sur l’amour, la liberté individuelle, les gens simples du peuple, la vie quotidienne. En résumant sa vie il disait: «Je me fous de la gloire. Elle m’emprisonne dans un cadre défini par elle et pas par moi. Je crois à la chanson qui nous dévoile et qui nous exprime dans tout ce que nous avons de plus profond et non à celle qui flatte nos habitudes banales et violemment acquises. Je déteste ceux qui ne cherchent pas à innover et qui ne sont pas en quête d’une spiritualité toujours rajeunie»