David Bowie, héros de l’incertitude

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Raphael Costambeys-Kempczynski, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3 – USPC

David Bowie était un véritable génie vectoriel de la culture populaire, il additionnait et multipliait les sources pour tirer la performance artistique vers le haut. En 2002, lors de la sortie de l’album Heathen, son 22e album studio et sa 8e collaboration avec le producteur Tony Visconti (ils collaboreront 11 fois en tout), David Bowie regrettait que les Français lui demandent encore et toujours, et cela 30 ans plus tard, « Mais pourquoi avoir tué Ziggy ? »

C’est l’avenir qui poussait la créativité de Bowie, même si cette exploration du futur nous demande de faire face aux angoisses que provoque cet inconnu qui nous reste à inventer. Ceci explique pourquoi, alors que Ziggy Stardust était au sommet de sa gloire et que Bowie aurait pu continuer à profiter au moins financièrement du succès de cet extraterrestre messianique, il décide de déclarer la disparition de Ziggy sur scène au Hammersmith Odeon à Londres le 3 juillet 1973.

En adoptant le masque de ce guitariste alien et aliéné, Bowie a mobilisé l’exploration spatiale pour incarner une problématique réflexive. Entre « Space Oddity » (1969) et « Rock ‘n’ Roll Suicide » (1972), Bowie adopte le glam rock de son ami et rival Marc Bolan et l’adapte pour en faire une fusion totale entre pop et théâtre, et c’est dans ce nouvel espace que Bowie peut interroger des dualités non résolues.

Dans son livre, The Seventh Stream : The Emergence of Rocknroll in American Popular Music (1992), le sociologue Philip Ennis parle de l’année 1970 comme d’une « pause » dans le développement du rock. Si le rock et son pouvoir libérateur sur la génération du baby-boom ont progressé inéluctablement pendant les années 60, la fin de la décennie confronte la contre-culture du mouvement hippie avec, du point de vue socio-politique, l’assassinat de Martin Luther King, la violence des manifestations contre la guerre de Viêt Nam et, du point de vue musical, la dissolution des Beatles ou encore le concert tragique des Rolling Stones à Altamont.

C’est ici que Bowie trouve son état de negative capability, quelque part entre ce que le poète John Keats avait imaginé et la définition qu’en donne Roberto Unger : un état qui reconnaît le rôle de l’artifice intellectuel dans la construction des codes sociaux et qui permet une résistance à cela par l’acceptation de vivre dans l’incertitude.

David Bowie – Sound and Vision
Casey Hugelfink/Flickr, CC BY-SA

À l’aube de la décennie souvent caractérisée au Royaume-Uni comme celle des crises, Bowie place Ziggy dans un monde entre progressisme et conservatisme, et articule dans son personnage androgyne les grands extrêmes de la musique populaire : l’authenticité et la célébrité. Mais Bowie interroge des dualités non résolues sans chercher à apporter de réponses. Bowie disait qu’il traitait toujours des mêmes sujets : la peur et l’exploration de l’espace intérieur. S’il lui arrivait de parler de voyages en vaisseau spatial, rien que l’idée d’aller au bout de son jardin l’angoissait.

Mais c’est la façon de poser les questions qui changeait. Et une fois la question posée d’une certaine manière, c’était déjà le moment de passer à autre chose. Cette notion de « capacité négative » sera un fil rouge qui se manifestera sous des formes variées tout au long de la carrière de Bowie et sera symbolisée par la dualité déchirée de l’éclair porté par le visage de Bowie sur la couverture de l’album Aladdin Sane en 1973 (un jeu de mot sur a lad insane, un garçon fou) ou encore par le pierrot de Scary Monsters (and Super Creeps) en 1980. Par ailleurs, le clip qui accompagne « Ashes to Ashes » et dans lequel nous retrouvons Steve Strange et autres Blitz Kids, les personnalités du club Blitz, annonce le mouvement des New Romantics du début des années 80.

Éternel «Ashes To Ashes» (1980)

Le Bowie d’avant Jones

Né le 8 janvier 1947, David Jones (le nom de naissance de Bowie) partage le jour de son anniversaire avec Elvis Presley. Les deux artistes ont profondément marqué la musique populaire, les deux ont également eu une carrière d’acteur avec plus au moins de succès. Mais les origines de Bowie l’artiste se trouvent bien ancrées en Angleterre.

David Jones n’est peut-être pas le premier Bowie. Il existe un antécédent qui l’a fortement influencé : Anthony Newley. Chanteur, compositeur, acteur, Newley est formé à Brighton par George Pescud, un ancien du music hall, une tradition de la chanson populaire anglaise qui trouve ses origines au début de l’ère victorienne. Le music hall, qui s’appuie beaucoup sur l’humour et ne cherche pas à masquer l’accent de la classe ouvrière de ses interprètes, demeure présent dans la pop anglaise au cours de la deuxième moitié des années 60 – que cela soit dans les compositions de Paul McCartney ou encore des frères Davies de The Kinks. Bowie tente alors d’imiter la voix de Newley d’abord sur deux singles, « Rubber Band » et « Laughing Gnome », et ensuite sur l’album David Bowie sortie le 1er juin 1967, le même jour que Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band de The Beatles. Ces disques de Bowie furent, dans un premier temps, des échecs commerciaux.

Pourtant, c’est bien ici que David Bowie fait son apprentissage dans la théâtralisation de sa performance musicale. D’ailleurs, Bowie dit lui-même que dans les années 60 il souhaitait surtout écrire des rock musicals. Cela se manifeste par ses premiers attraits pour le music hall, par l’utilisation des costumes du théâtre kabuki au début des années 70, ou encore dans la mise en scène des tournées qui ont accompagné les sorties des albums Diamond Dogs (1974) et Station to Station (1976).

Du post-punk au punk (sic)

Nous pouvons qualifier Bowie d’artiste qui a su se réinventer en permanence – du music hall au jazz, en passant par le krautrock, l’électro, le cabaret, etc. –, un créateur toujours tourné vers l’avenir (son intérêt poussé pour le monde du web en témoigne), un homme à masques comme l’a bien montré l’exposition « David Bowie is ». Bowie disait qu’il avait intégré le post-modernisme, mais qu’il était surtout poussé par un trouble du déficit de l’attention. Nous laisserons aux psychiatres le débat sur les liens entre les TDA et la créativité…

Tout l’album Low (1977) à redécouvrir.

Le vrai génie de Bowie résidait dans sa capacité à inventer un passé qui résidait lui-même encore dans l’avenir. En Angleterre, du point de vue de la musique populaire, 1977 est considéré l’année du punk, l’année de la consécration de The Sex Pistols et de The Clash, entre autres. Mais 1977 marque aussi la grande époque berlinoise de Bowie, une période qui le verra produire une trilogie en cinq parties avec trois de ses propres albums – Low (1977), “Heroes” (1977) et Lodger (1979) – et les deux premiers albums solos de Iggy Pop : The Idiot (1977) et Lust for Life (1977).

On peut considérer les albums de Bowie de 1977 comme les premiers albums du mouvement post-punk. Or, Low sort le 14 janvier 1977 et le premier album punk par un groupe britannique, Damned Damned Damned par The Damned, ne sort qu’un mois plus tard le 18 février.

David Bowie est mort ce dimanche 10 janvier 2016 d’un cancer. A lui la conclusion : « La vieillesse ne me dérange pas, c’est la mort qui est barbante ».

The Conversation

Raphael Costambeys-Kempczynski, Maitre de conférences (Sorbonne Nouvelle), Directeur délégué à la Vie de Campus (USPC), Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3 – USPC

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.